Henry George : et si la clef de justice sociale se trouvait sous nos pieds ?
Auteur : Nathanaël Colin-Jaeger
En France, le logement n’a jamais été aussi cher. Dans les grandes villes, les loyers grimpent, les prix de l’immobilier explosent, et même les campagnes voient surgir des tensions foncières inédites. À Paris, un appartement de taille modeste coûte parfois plus de 10 000 €/m². À Lyon, Rennes ou Bordeaux, des familles aux revenus moyens n’arrivent plus à se loger à proximité de leur travail. Dans les zones rurales, de plus en plus de terres sont achetées pour de la résidence secondaire ou de l’investissement spéculatif. Les résultats sont sans appels : les plus jeunes sont contraints de vivre plus longtemps chez leurs parents, des ménages sont relégués loin des centres-villes, augmentant le temps de transport, des logements sont laissés vides dans des quartiers les plus aisés. En bref, le droit à un habitat digne et accessible semble reculer, alors même que la richesse globale du pays progresse. Pourquoi un tel décalage entre richesse collective et mal-logement persistant ? Pour y voir plus clair, remontons au XIXᵉ siècle et à la figure d’Henry George.
En 1879, Henry George publie Progress and Poverty (traduit en français Progrès et Pauvreté), un ouvrage devenu célèbre pour sa tentative d’expliquer un paradoxe social : pourquoi la pauvreté persiste-t-elle voire augmente-t-elle alors même que la richesse globale et le progrès technologique s’accroissent ? Le livre de Henry George connaît un succès immense (plusieurs millions d’exemplaires vendus) et influence durablement la pensée économique et les mouvements de réforme sociale de l’époque. Au cœur de la thèse de Henry George se trouve une critique radicale de la “rente foncière”, c’est-à-dire du revenu tiré de la propriété de la terre. George attribue à cette rente l’origine de nombreuses injustices économiques : selon lui, le fait que quelques propriétaires accaparent la valeur des terres engendre inégalités, pauvreté persistante. Sa solution préconisée – un impôt généralisé sur la valeur foncière – vise à corriger cette injustice en reversant à la collectivité la valeur du sol, un bien qu’il considère comme l’héritage commun de l’humanité.
Qu’est-ce que la rente foncière ?
Clarifions tout d’abord le concept de rente foncière. En économie, le terme rente désigne le revenu issu de la propriété de ressources naturelles ou de terres, indépendamment de tout travail ou investissement productif du propriétaire. Il s’agit de la valeur que quelqu’un peut tirer du simple fait de détenir un titre de propriété sur un terrain ou une ressource, du fait de son emplacement ou de sa fertilité, et non en raison de son propre travail. Le concept ne s’applique pas qu’aux terres agricoles, mais aussi à toute une série d’autres situations. Par exemple, un propriétaire parisien peut exiger un loyer élevé pour un appartement bien situé, non pas parce qu’il a construit lui-même la ville autour, mais parce que la demande pour cet emplacement est forte (emplois, services et infrastructures à proximité). Cette valeur d’emplacement constitue une rente foncière.
Les économistes classiques comme David Ricardo ont formulé la loi de la rente : la rente est déterminée par l’avantage de productivité d’une terre donnée par rapport à la terre la moins productive exploitée (ce qu’on appelle la terre marginale, dans le jargon économique, à savoir la dernière unité de terrain qu’on exploite, celle qui est la moins productive). Tant qu’il existe des terres libres de moindre qualité à mettre en culture, les salaires des travailleurs agricoles auront tendance à se fixer au niveau de subsistance correspondant à cette terre marginale, et tout surplus de production sur les terres supérieures sera capturé par le propriétaire sous forme de rente. Henry George reprend cette théorie ricardienne de la rente et l’étend aux terres urbaines. Selon lui, le même mécanisme opère en ville : l’attractivité et la productivité exceptionnelles d’un lieu (centre d’une métropole par exemple) permettent à ses propriétaires d’absorber, via des loyers élevés, la majeure partie des richesses supplémentaires produites en ce lieu.
Un exemple parlant est donné dans une analyse moderne du raisonnement de George : imaginez deux avocats de même compétence, l’un travaillant à Paris, l’autre dans une plus petite ville. Celui de Paris, au cœur d’une économie dynamique, bénéficie d’une productivité plus grande (accès à une clientèle aisée, à un réseau d’affaires, à des services nombreux) et gagne peut-être un salaire deux ou trois fois supérieur à son homologue provincial. Cependant, le coût de la vie à Paris est bien plus élevé : le loyer de son logement, le prix de toutes les consommations sont nettement supérieurs. Au final, une grande part du revenu supplémentaire de l’avocat parisien est absorbée par la rente foncière locale (loyers, coût du foncier inclus dans les biens et services) ; son niveau de vie réel, bien que plus élevé que son homologue d’une plus petite ville, n’est pas deux à trois fois supérieur à son homologue. Ce différentiel de coût tient au fait que la métropole, par sa vie économique intense, crée une valeur d’emplacement que les propriétaires captent en faisant payer cher l’accès à ces opportunités urbaines. Comme le résume Henry George, la valeur d’un lopin de terre en ville provient des externalités positives créées par l’activité de la communauté humaine environnante, non des efforts du propriétaire lui-même.
Ainsi, la rente foncière peut être vue comme de la richesse créée collectivement par la société, mais appropriée privativement par les propriétaires du sol. Pour George, c’est là une source majeure d’injustice et d’inefficacité, sur laquelle il va bâtir sa critique.
La terre comme bien commun
La première justification que donne Henry George est d’ordre morale et philosophique : il estime fondamentalement injuste que la valeur de la terre soit accaparée par des individus, car la terre n’est pas une création humaine. Contrairement aux produits du travail ou du capital (machines, bâtiments, biens fabriqués) qui résultent d’efforts et d’investissements, la terre et les ressources naturelles existent indépendamment de nous.
George formule cet argument de manière simple : les individus ont droit à la richesse qu’ils créent par leur propre travail ; or la valeur foncière n’est créée par aucun individu en particulier ; donc cette valeur ne peut légitimement appartenir à un individu privé. Une des forces de l’argument de George est ainsi de reprendre à son compte une valeur prisée par les libéraux, à savoir l’appropriation des biens par le travail. George pousse même l’analogie plus loin en comparant la propriété privée de la terre à une forme de spoliation ou de servitude. Le fermier ou l’ouvrier locataire, obligé de payer une rente sur son lieu de travail ou son logement, doit en quelque sorte travailler pour le propriétaire une partie de son temps – ce qui rappelle, selon George, la situation d’esclavage partiel des paysans attachés à la terre. Il n’hésite pas à faire le parallèle avec l’abolition de l’esclavage : tout comme on a libéré les esclaves sans indemniser les esclavagistes, on pourrait « libérer la terre » sans dédommager les propriétaires fonciers, car on ne fait que rendre à chacun ce qui lui appartient, à savoir un accès à la propriété commune du sol.
George n’est pourtant pas un socialiste. Il distingue bien la propriété du travail (qu’il défend ardemment) et la propriété de la terre (qu’il remet en cause). Il ne s’agit pas pour lui de nier le droit de chacun au fruit de son labeur ou à la possession de biens produits. Au contraire, il considère la protection de la propriété des richesses créées comme essentielle pour encourager l’effort et l’investissement. Ce qu’il dénonce, c’est la propriété des richesses non créées, à savoir la terre et les ressources naturelles données gratuitement par la nature. Selon sa formule, la terre doit être considérée comme une « propriété commune » de l’humanité, et non une propriété collective étatique au sens autoritaire, mais un fonds commun dont personne ne peut être exclu.[i]
Il ne s’agit pour autant pas d’abolir la propriété privée, comme le réclament les socialistes : George est bien conscient que la propriété est nécessaire à une structure d’incitation favorisant l’investissement et la production. Les propriétaires terriens peuvent ainsi conserver leur usage du sol et du bâti, mais doivent compenser les autres – et particulièrement ceux qui n’ont pas accès aux terres – de leur appropriation. Cela passe par une compensation liée au prix du terrain, par distinction du bâti, ce qui permet de distinguer ce qui relève du travail individuel (ce qui a été construit sur le terrain, et qui réfléchit un investissement productif) et ce qui relève de l’effet de rente (avoir de la chance de posséder un terrain valorisé).
L’argument économique : la rente appauvrit la société
Au-delà de la morale, Henry George développe une analyse économique pour montrer que la rente foncière privée nuit à l’ensemble de la société, y compris à sa prospérité globale. Sa démonstration part d’une idée simple : la terre est un facteur de production indispensable – avec le travail et le capital. Privé d’accès à la terre, le travail est impuissant, fût-ce en présence d’outils et de machines. Or que se passe-t-il si la terre est entièrement possédée par des propriétaires exclusifs qui en interdisent l’accès libre ?
George soutient que cette situation provoque du chômage involontaire et la pauvreté des non-propriétaires. Il utilise la parabole suivante : placez un homme sur une île vierge, il peut de ses mains nourrir sa famille ; mettez-le dans un pays “civilisé” où toute la terre est monopolisée par d’autres, il peut se retrouver oisif et misérable faute d’un lopin où produire quoi que ce soit. Dans les villes modernes, ce n’est pas le manque de travail à accomplir qui crée le chômage et la misère, mais c’est le fait que l’accès aux ressources et opportunités pour créer de la richesse est bloqué par la propriété privée de la terre. Cela s’exprime directement par des loyers élevés, ou des prix d’achat élevés. George y voit la cause structurelle du chômage et de la misère dans les sociétés industrialisées. En d’autres termes, même en présence de progrès technique et de capital abondant, si la terre est rare et accaparée, une partie des travailleurs restera sans terre où déployer ses capacités, vivant de subsides ou sombrant dans la pauvreté. Cette observation est corroborée au XXIème siècle, avec une partie des individus qui ne peut se loger dans les centres urbains, alors que ceux-ci concentrent plus de richesse que jamais.
En outre, Henry George explique que lorsque la production globale augmente (par le progrès technique, la croissance de la population, etc.), cette augmentation de richesse profite avant tout aux propriétaires fonciers sous forme de hausse de la rente, plutôt qu’aux travailleurs sous forme de hausse de salaires. En reprenant la théorie de la rente différentielle évoquée plus haut, il montre que chaque amélioration de la productivité ou chaque extension du marché repousse la « marge de production » vers des terres moins productives, ce qui augmente la rente sur toutes les terres supérieures et tend à faire baisser la part relative allant au travail. Autrement dit, et plus simplement : plus il y a de monde et plus on produit efficacement, plus la terre prend de la valeur, et cette valeur additionnelle est captée par les propriétaires. En somme, la rente foncière privée agit comme un “aspirateur” des gains économiques. Elle enrichit sans cause productive les propriétaires fonciers, tandis que les salaires réels des non-propriétaires sont tirés vers le bas, limitant le pouvoir d’achat et alimentant les inégalités. George y voit la raison pour laquelle le XIXème siècle, malgré d’immenses avancées industrielles, a vu persister les taudis urbains et la pauvreté de masse.
Enfin, du point de vue de l’efficacité économique pure, Henry George avance que la rente foncière et la taxation insuffisante de celle-ci entraînent une mauvaise allocation des ressources. Un propriétaire peut engranger la hausse de valeur de son terrain « en dormant », ce qui n’incite pas à le mettre en valeur tout de suite. Au contraire, si un impôt venait ponctionner cette rente qu’il attend, il aurait intérêt soit à utiliser son terrain de manière productive, soit à le céder à quelqu’un qui le fera, plutôt que de le laisser vacant. L’absence de coût à spéculer sur le foncier encourage donc l’inactivité des terrains (friches urbaines en attente de plus-value, logements gardés vides comme placements, etc.), tandis que le travail et l’investissement productif sont, eux, taxés (impôts sur les salaires, sur les entreprises), ce qui décourage l’activité. George renverse la perspective traditionnelle de ses contemporains : pour lui, la rente est un frein et un prélèvement parasitaire sur la production, là où la plupart des autres économistes libéraux de l’époque ne voyaient de problème qu’avec les salaires ou les profits. Encore aujourd’hui, la perspective de George demeure très minoritaire : en France, le travail (via l’impôt sur le revenu, mais aussi les taxes salariales et patronales) et le capital (via l’impôt sur la plus-value, la flat tax sur les revenus du capital), sont davantage taxées que la rente (qui n’est taxée qu’indirectement et imparfaitement par la taxe foncière – puisque celle-ci ne distingue pas ce qui relève de la valeur du terrain dû aux efforts d’aménagement et ce qui relève des effets de rente). Nous développerons dans un autre article le détail et les effets potentiels d’une modification de la fiscalité dans une perspective georgiste, mais on peut déjà avancer que, pour George, cela conduirait spontanément à une plus grande justice, un meilleur accès à la terre, et une diminution des inégalités économiques.
Une théorie toujours d’actualité ?
Les idées de Henry George, plus de 140 ans après la parution de Progrès et Pauvreté sont, nous le pensons, encore fondamentales, particulièrement face aux problématiques contemporaines de l’urbanisation, des inégalités et de la crise du logement. Bien qu’aucun pays n’ait appliqué intégralement l’impôt unique sur le foncier, de nombreux économistes et réformateurs estiment que les intuitions de George pourraient inspirer des politiques efficaces au XXIème siècle.
L’enjeu le plus évident est celui du logement abordable et de la spéculation immobilière. Dans les grandes villes (Paris, Londres, New York, etc.), on observe exactement le phénomène décrit par George : les prix des terrains et des logements ont explosé au cours des dernières décennies, à un rythme bien supérieur à celui des revenus moyens. Le coût du logement absorbe une part de plus en plus grande du budget des ménages modestes et moyens – en France près de la moitié des locataires consacrent plus de 30% de leurs revenus au loyer. Cette situation reflète en grande partie une rente foncière urbaine captée par les propriétaires : la valorisation des métropoles (emplois, transports, services publics de qualité, vie culturelle) profite d’abord aux détenteurs de biens immobiliers qui voient leur patrimoine s’apprécier, pendant que les nouveaux arrivants ou les jeunes générations peinent à se loger. La réponse, par la logique georgiste, est que les plus-values foncières engendrées par les investissements publics – qu’on pense à la proximité d’infrastructures comme les métros ou le tramway, d’écoles, d’hôpitaux, qui influencent grandement le prix d’un bien – et la croissance urbaine sont privatisées au lieu d’être partagées. Certaines villes à l’étranger pratiquent déjà certains mécanismes de redistribution de la rente foncière : à Hong Kong ou Singapour, les gouvernements locaux tirent une grande partie de leurs recettes de la vente de baux fonciers ou de taxes sur la valorisation des terrains, ce qui leur permet d’avoir peu d’autres impôts. Ce ne sont pas des “paradis georgistes” parfaits, mais l’idée de financer les équipements publics par la rente foncière plutôt que par l’impôt sur les salaires y est partiellement appliquée. D’autres articles développeront aussi ces exemples comme des mises en application possibles des principes georgistes.
Le retour des grandes inégalités de patrimoine dans de nombreux pays occidentaux depuis les années 1980-2000 donne également une résonance moderne aux thèses de Henry George. Des travaux d’économistes contemporains (tels Thomas Piketty) ont montré que la croissance des inégalités de richesse vient en partie de la hausse des actifs immobiliers et fonciers : ceux qui possèdent déjà des biens voient leur fortune grimper avec le marché, sans effort particulier, tandis que ceux qui n’en possèdent pas doivent consacrer une part croissante de leur revenu pour se loger, sans accumuler de patrimoine.[ii] C’est une situation très proche de celle décrite par George où la rente enrichit les rentiers et appauvrit les travailleurs. La proposition de taxer fortement les propriétés foncières pour redistribuer pourrait contribuer à réduire ces inégalités patrimoniales.
En France, l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) existe, mais il reste modeste et ne capture qu’une fraction de la rente, et la taxe foncière actuelle s’applique aussi bien aux bâtiments qu’aux terrains, ce qui pénalise les améliorations autant que la simple détention foncière. Plusieurs voix plaident pour une réforme foncière plus ambitieuse. Par exemple, l’économiste Alain Trannoy et d’autres ont argumenté pour une fiscalité foncière plus redistributive, montrant que l’augmentation de la part foncière dans l’économie justifie de la taxer davantage pour corriger les excès d’inégalités.[iii] Ces analyses renouent implicitement avec le constat de George : la “rente foncière” est un gisement fiscal important et juste, car en taxant la valorisation passive des terrains, on ne décourage aucune activité productive.
Il est intéressant de noter que même les auteurs réticents à l’impôt reconnaissent volontiers l’efficacité d’une taxe foncière. Friedman reconnaissait ainsi qu’il s’agit de la meilleure taxe possible, mais plus largement, la théorie économique standard confirme qu’un impôt sur la terre a une efficacité optimale (pas de distorsion), au point qu’on enseigne parfois le « théorème de Henry George » en économie urbaine : ce théorème stipule que, dans une ville en situation idéale, la somme des rentes foncières disponibles pourrait suffire à financer tous les services publics locaux de manière optimale.[iv] Dit autrement, si chaque collectivité locale taxait à 100% la rente générée par ses investissements publics, elle obtiendrait exactement de quoi payer ces investissements dans des conditions optimales.
Un autre angle d’actualité de la pensée de Henry George est son aspect précurseur des idées de taxation des ressources naturelles et des “communs” environnementaux (fleuves, rivières, forêts, etc.). Lorsque George affirme que des choses comme les ressources minérales, l’air, l’eau, les forêts devraient être considérées comme appartenant à tous et que leur usage privatif doit donner lieu à une compensation à la collectivité, il anticipe en quelque sorte nos débats contemporains sur la taxation des externalités et des ressources naturelles. Par exemple, les taxes carbone ou redevances sur l’extraction de minerais ou d’hydrocarbures relèvent de la même philosophie : faire payer aux entreprises l’utilisation d’un bien commun (l’atmosphère comme puits de carbone, le sous-sol national pour le pétrole, etc.) et redistribuer ou utiliser ces fonds pour le bien commun. George parlait déjà de cette valeur des ressources naturelles et du contrôle des communs qui devrait revenir à la société. On voit que son approche pourrait s’étendre bien au-delà du seul foncier urbain : on peut l’appliquer aux fréquences radio (licences télécom), aux quotas de pêche, etc. D’ailleurs, certains pays pratiquent cela : la Norvège par exemple prélève des redevances élevées sur son pétrole (qui est une rente du sous-sol) pour abonder un fonds souverain au profit de la population dans son ensemble.
Pourquoi cela n’a pas été mis en œuvre ?
Si les idées de Henry George sont séduisantes sur le papier et soutenues par des arguments solides, pourquoi ne sont-elles pas devenues la norme ? Il existe des obstacles politiques et pratiques majeurs. Le principal frein est évident : une réforme georgiste pleine et entière lèserait directement les intérêts des grands propriétaires fonciers, qui historiquement ont beaucoup de poids politique. Toute tentative d’instaurer une forte taxe foncière se heurte en général à une opposition farouche des lobbies immobiliers et d’une partie des classes aisées propriétaires. Par exemple, plusieurs tentatives de taxation du foncier ont échoué pour cette raison. De même, les physiocrates français du XVIIIème, précurseurs de George prônant l’« impôt unique sur le produit net des terres », n’avaient pas pu convaincre l’aristocratie terrienne de l’époque d’abandonner ses privilèges fiscaux.[v] Aujourd’hui encore, proposer de fortement augmenter la taxe foncière ou de taxer les plus-values latentes sur les terrains est politiquement explosif.
Enfin, la mise en œuvre pratique d’une telle réforme pose des défis : évaluer précisément la valeur foncière de chaque parcelle (distincte des bâtiments) demande un cadastre et des expertises pointues ; éviter les effets de bord (exode de certains propriétaires, contournements juridiques) nécessiterait des ajustements. Ces complexités seront développées plus précisément dans de futurs articles.
Repenser la propriété au XXIème siècle
L’actualité de Henry George, finalement, tient à la problématique de la juste répartition des richesses issues des ressources communes. À l’heure où les villes cherchent des solutions à la crise du logement, où les gouvernements se demandent comment financer la transition écologique (qui implique d’imposer l’usage du carbone, un bien commun atmosphérique), où les inégalités patrimoniales deviennent politiquement explosives, la lecture georgiste apporte une perspective stimulante. La question de la propriété de la terre est des ressources demeure éminemment contemporaine. En France, sans aller jusqu’à l’impôt unique, on voit renaître des propositions pour taxer davantage les “rentes” au sens large : non seulement rente foncière, mais aussi rentes numériques (données personnelles), rentes monopolistiques, etc., avec l’idée que ce qui est un gain sans contribution peut être mis à contribution pour le bien public. Henry George serait probablement en première ligne de ces débats, lui qui écrivait que : taxer la rente équivaut à taxer les monopoles.
La théorie de Henry George sur la rente foncière, née à la fin du XIXème siècle, demeure un cas d’école fascinant de réflexion économique alliant morale et efficacité. Sa critique normative part d’un idéal simple – la terre aux mains de tous, les fruits du travail aux travailleurs – qui résonne avec le principe d’égalité et l’aspiration à une société promouvant la liberté individuelle. Sa critique théorique met en lumière des dynamiques économiques souvent négligées – le rôle du foncier dans les inégalités et les crises – dont la pertinence transparaît encore dans nos défis actuels (logement cher, bulles immobilières, inégalités de patrimoine, etc.). Quant à sa solution de l’impôt unique sur la terre, elle se distingue par son élégance conceptuelle : réaliser la justice sociale et stimuler la prospérité commune via un simple changement de collecte de l’impôt, sans révolution violente ni utopie inatteignable. La popularité persistante du personnage (le jeu Monopoly, dit-on, s’inspire à l’origine d’un jeu éducatif conçu par une georgiste pour dénoncer les ravages de la rente foncière) témoigne de l’attrait durable de ses idées.
En France, où le problème du foncier est au cœur des débats sur le logement, le pouvoir d’achat et la justice fiscale, on gagnerait peut-être à redécouvrir la pensée de Henry George. Sans adopter aveuglément toutes ses conclusions, elle offre un cadre analytique pour penser la propriété du sol non comme un fait intangible, mais comme une institution perfectible en vue du bien commun.
[i] En cela, George rejoint une tradition philosophique antécédente, qu’on retrouve notamment chez Grotius et Pufendorf et d’autres théoriciens contractualistes, sous la forme d’une communauté négative de la terre. Cette position est reprise, plus tard, par Kant, qui fait de la question de l’appropriation privée le levier fondamental de sa théorie du contrat. Nous reviendrons dans un second billet sur les discussions philosophiques relatives à l’appropriation.
[ii] Thomas Piketty, Le Capital au XXIème siècle, Seuil, 2013, notamment les chapitres empiriques relatifs à la concentration de la richesse dans la société française.
[iii] Voir, notamment, Alain Trannoy (2018), « Taxation foncière redistributive : une fondation macroéconomique du georgisme », Revue Française d’économie, vol. 33, n° 4, p. 181‑218 et Alain Trannoy & Étienne Wasmer, Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi il faut la taxer davantage, Presses Universitaires de France, 2022.
[iv] Ce « théorèmes » est le résultat de l’économie urbaine des années 1980/90, qui énonce que le financement des dépenses locales peut être, dans une ville, être fournit par une rente foncière unique plutôt qu’une variété d’autres taxes.
[v] On retrouve ainsi une proposition d’un impôt unique sur la terre aussi bien chez Turgot, Quesnay ou encore Mirabeau. Même en situation de pouvoir – comme Turgot qui a été ministre du budget – ils n’ont pas réussi à mettre en place leur politique, du fait d’une résistance de l’aristocratie terrienne.